Monday, November 27, 2006

De temps en temps

Adossé à la forêt à une quinzaine de kilomètres au nord-est de Pniewy, Koźle est un village situé au centre d’un périmètre virtuel formé par : Forestowo, Wielonek, Zapust, Rudki-Huby, Otorowo, Buszewko, Dęborzyce et Zajączkowo.

Des lieux dont parfois la prononciation des noms m’est aussi rebarbative que de mordre la chair âcre des prunelles sauvages dont les grappes opulentes alourdissent les branches des buissons en ces jours d’été finissant.

Mais il m’est beaucoup moins amer d’inscrire ces noms de villages à l’index de mon « atlas » aux côtés d’une trentaine d’autres bourgades que j’ai eu le loisir de découvrir au gré de mes longues courses quasi quotidiennes depuis mon arrivée en Pologne à la mi-août et mon « débarquement » à Orliczko.

Souvent minuscules, ces « places » sont devenues des « capitales » car j’y ai pris le temps...

-le temps d’admirer les silhouettes graciles d’une harde de chevreuils sur le qui-vive, prêts à bondir comme des ressorts vers des cachettes plus sûres

- le temps de lever les yeux au ciel pour m’inscrire dans ce ballet aérien offert par une patrouille de buses

- le temps de mal supporter le concert cacophonique a capella d’une bande de geais en goguette dans un bois de bouleaux

- le temps de porter un regard inquiet sur la beauté, peut-être mortelle, d’un champignon

- le temps de deviner les efforts d’un bûcheron dont le labeur est trahi par ses « ahan » et par le ronflement de sa machine aux dents d’acier

- le temps d’observer la fuite d’un goupil pris en flagrant délit de rapine dans laquelle la victime laissera des plumes

- le temps de juger la parfaite géométrie d’un tas de bois en partance vers une fabrique de meubles

- le temps de m’interroger sur l’identité de cet oiseau dont la ritournelle ne m’est pas familière et qui refuse obstinément de montrer le bout de son bec. Le soliste veut rester incognito.

- le temps de jalouser devant les acrobaties d’un rongeur à poil roux et à queue touffue qui, dans ce sous-bois, me fait regretter d’être né sous le signe des poissons et non sous celui de l’écureuil, ce qui m’aurait été plus utile dans cet univers sylvestre.

- le temps de pester contre cette racine dont la traîtrise a faillit m’envoyer les « 4 fers en l’air ».

- le temps de ramasser une plume et d’avoir une pensée pour tous ces hommes d’antan dont le métier était d’écrire

- le temps de maugréer contre cette ligne droite longue comme un jour sans pain

- le temps de remercier la présence de cette borne 107 qui se faisait tant attendre, peut-être pour me mettre en garde contre ma « boulimie kilomètrique » ?

- le temps de saisir délicatement cette branche d’accacia entre mes doigts pour l’effeuiller de ses limbes que je lance comme une poignée de confettis

- le temps de répéter des coups de pied dans une pomme pour la faire rouler devant moi le plus longtemps possible

- le temps de me prendre les pieds dans un tapis de faines et de les faire craquer sous mes semelles

- le temps de croquer dans une pomme comme aux premiers temps bibliques, sans toutefois, en provoquer les mêmes conséquences maléfiques sur la Terre et les Hommes

- le temps de me désaltérer discrètement au robinet du modeste cimetière de Nojewo

- le temps de saisir une badine pour intimider le chien de la ferme de Forestowo et lui faire croire que ses crocs et sa rangée d’incisives ne m’impressionnent pas ... ce qui est totalement faux

- le temps d’essayer, sans succès, de reconnaître les traces de pas laissées par un quadrupède sur le sable de cette allée forestière : blaireau, renard, chevreuil, sanglier ?

- le temps d’essayer d’attribuer un nom au propriétaire sans gêne de quelques déjections animales

- le temps de lire dans le sable qu’une femme ou qu’un homme à bicyclette m’a précédé tôt ce matin sur ce chemin

- le temps d’interroger ma mémoire sur la différence entre l’écorce d’un hêtre et celle d’un frêne. A quelques mois de la retraite, celle du bouleau n’a plus de secret pour moi

- le temps de consulter le calvaire pour qu’il m’indique la bonne direction, gauche, droite ? Mais la croix de bois me laisse dans l’expectative. Me commande-t-elle de rester dans le droit chemin ?

- le temps de colérer contre ce quidam qui prend la forêt pour une poubelle et a déposé ce sac d’ordures éventré

- le temps de rire en coin devant le regard interrogatif de cette villageoise de Gnuszyn qui, me voyant courir, me demande inquiète « Co się dzieje ? » (Qu’est-ce qui se passe ?)

- le temps de parier sur la victoire d’un rapace dans son duel qui l’oppose à un congenère convoitant le même rongeur que lui. En guise de trophée, le vainqueur de cette « prise de bec » emportera sa proie dans le nid familial.

- le temps de compatir à la lente descente aux enfers d’une feuille de chêne victime de l’intransigeance de l’automne qui n’attendait que le 21 septembre pour la faire chuter de son piédestal et mettre fin à son règne.

- le temps d’interrompre les agapes d’une nuages d’étourneaux qui, dans un champ de chaume, avaient déroulé la nappe de leur pique-nique un lendemain de moisson

- le temps de m’apitoyer sur la désolation d’un arbrisseau de myrtille rendu stérile par l’aridité des mois d’été. Pour le minuscule arbre fruitier, cet automne a déjà un goût d ‘hiver.

- le temps d’assister au départ « en flèche » et d’embarquer clandestinement à bord d’une caravane d’oies sauvages en partance pour un voyage au long cours vers des horizons plus cléments où elles passeront leur quartier d’hiver avant le retour au bercail au printemps prochain pour les plus résistantes.

- le temps d’apprécier ce coup de fouet donné vigoureusement par l’eau froide du tuyau d’arrosage au terme d’une longue course

- le temps d’assister aux premiers coups de pinceau de l’automne sur la nature. Rentré au pays, je ne pourrai pas assister au vernissage dans quelques semaines. Ce privilège me sera offert dans une autre campagne plus occidentale

- le temps d’assister au premier coup de semonce du froid qui, cette nuit, n’a pas hésité à franchir quelques barreaux négatifs sur l’échelle thérmomètrique centésimale de Celcius.

Pendant une vingtaine d’années, j’ai couru contre le temps. Je voulais en finir au plus vite pour atteindre la ligne blanche d’arrivée d’un marathon, d’un 100 kilomètres ou d’une course de montagne. ... Mais le temps « prenait son temps » et je n’ai jamais réussi à « descendre » sous les 3 heures sur les 42, 195 kilomètres du marathon ou sous les 10 heures pour un 100 kilomètres.

Parfois, je devais parcourir la plus longue distance possible sur une durée déterminée : 6, 12 ou 24 heures. Là, « le temps m’était compté », allié ou ennemi, il n’en faisait qu’à sa tête !

Curieux ce rapport subjectif que nous avons avec le temps !

Depuis la mi-août j’ai couru quasi quotidiennement pour me préparer à cette longue randonnée dont j’envisage de prendre le départ en mars 2007. Probablement un volume d’heures (entre 3 et 5 par jour) comparable à celui des années 70 et 80 où je pratiquais la compétition. Toutefois la planification de ces entraînements, leur durée, leur intensité étaient définies par rapport à un programme de courses.

Aujourd’hui à l’âge où un calendrier m’est plus utile qu’un chronomètre, et correspond plus à mes capacités physiques, et à quelques mois de l’échéance que je me suis fixée, j’ai essentiellement besoin d’additionner les heures sans les décliner en nombre de kilomètres parcourus. Alors pour symboliser ce nouveau rapport que j’ai avec le temps, il y a quelques jours je me suis rendu à Koźle pour confier à mon ami Witek, « l’immortalisation » de son banc, sur lequel j’ai marqué quelques pauses.

Le banc de Koźle

Le banc de Koźle et les accacias

Ce sera ma façon de saluer respectueusement ces sentiers, ces villages, ces champs, ces forêts et leurs habitants humains et animaux que je dois quitter le 2 novembre pour rejoindre l ‘Anjou, ma région natale où j’ai fait mes premiers pas...

Là-bas, en bord de Loire, les villages portent des noms plus faciles à prononcer pour moi comme : Baugé, Moulhierne, Pontigné, Jarzé, Bocé, Fontaine-Guérin, Fontaine-Milon, Montpollin, Cornillé les caves etc...etc...

La forêt de Chandelais, à son tour, m’offrira ses sentiers, ses sous-bois, ses sons, ses parfums, ses humeurs. Les prunelles seront au sol avec chataignes, glands, noix, marrons avec d'autres fruits et baies sauvages en fin de vie...

Orliczko, 13.10.2006

1 comment:

Witold Roy Zalewski said...

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